Témoignages italiens

Voyons maintenant en détail la journée du 13 octobre 1918, telle qu'elle fut racontée par le colonel Mario Caracciolo :

"Pendant l'arrêt nocturne (du 12 au 13 octobre 1918), le général Albricci publia les ordres pour le jour suivant, prescrivant de continuer à avancer sans trêve ni repos et de rejoindre absolument la Serre, la Souche et le débouché du plateau vers le Nord-Est.

Au groupe de Cavaliers de Lodi, il ordonna de se porter avec le plus de cavaliers possible jusqu'à Festieux. Pendant ce temps, il ferait jeter une passerelle provisoire sur l'Ailette, de façon à ce que l'avance vers le Nord de toutes les troupes et services ne soit pas interrompue. Ce pont et ce passage étaient d'autant plus nécessaires que les Allemands avaient infecté avec de l'ypérite la basse plaine en plein cœur du fleuve.

Le 13 octobre, l'avancée se fit presque sans opposition, mais à travers des interruptions continues sur les routes. Les puissantes défenses de l'Ailette-Stellung ont été dépassées, de nombreux villages rapidement occupés (Montbérault, Ployart et Vaurseine, Bièvre, Orgeval, Cheret, Montchâlons, Parfondru,, Festieux, Veslud) ; notre cavalerie est rassemblée à Mauregny-en-Haye, dans l'enthousiasme émouvant d'un millier d'habitants français..."1.

Parmi eux, les 93 habitants, qui avaient passé toute la guerre à Mauregny, étaient tous regroupés dans l'école des garçons (l'actuelle mairie). Ils ont vu arriver les Italiens par le chemin de Festieux. En ce jour du 13 octobre 1918, "Coisne Alfred, un des conseillers, officier d'état civil", recopie soigneusement les actes de décès transmis par l'hospice de Laon depuis 1914, les actes de naissances et décès de 1917 et 1918 enregistrés par Gozé Victor, (qui faisait alors fonction de maire). Il a dû enregistrer une naissance, survenue le 12 octobre au soir, puis le décès du bébé et de sa mère, la nuit précédant la libération !

L'habitant de Sissonne note dans ses mémoires :

"13 octobre 1918

Toute la nuit, des explosions formidables m'ont tenu en éveil. Ce sont les mines posées aux carrefours des routes par les Allemands qui sautent.

A 9 heures du matin, la Commandantur part, il ne reste plus aucun Allemand dans le village. Distribution à la mairie de lard, graisse, café, sel, céréales pour cinq jours.

Monsieur Hautavoine fait les fonctions de maire, Monsieur Frolhlicher étant resté comme otage avec Monsieur Lange Emile, Véron Natthalis.

A 2 heures, nous avons la visite d'un officier Italien venu en reconnaissance, toute la population le salue avec joie, il repart bientôt prévenir ses camarades que la route est libre.

A 4 heures, une patrouille à cheval traverse le village aux acclamations de la foule qui offre des bouquets aux officiers, un drapeau français est arboré. Tout le monde est en joie, c'est enfin la délivrance. VIVE LA France.

Les Allemands sont retranchés au Nord de Sissonne".

Ici s'arrête le témoignage qui racontera seulement en quelques lignes le retour à Sissonne le 11 novembre 1918 pour constater que sa maison a reçu deux obus dont un de 210 non éclaté heureusement.

1 Les Truppe Italiane in Francia - Milano - 1923 - pages 171 à 173, traduites par nos soins

Quant au colonel Caracciolo, il précise dans une note :

"Un sympathique épisode m'a été fourni par le général Cartia. Les femmes de Mauregny, tombé aux mains des Allemands depuis fin 1914 avaient brodé en secret durant l'occupation ennemie un drapeau français qu'elles conservaient dans un souterrain. Ce drapeau devait être donné aux troupes qui délivreraient. Ce furent les troupes de la brigade Brescia (11e et 19e) C'est à elle que fut offert le drapeau qui, à cette heure, est conservé par le 19e d'infanterie (NDLR : "à cette heure" c'est-à-dire en 1929)".

En 1968, le général Ugo Fermi a écrit à Jean Boitelle, maire de Mauregny, la lettre suivante, qui a été publiée dans le journal L'Union du 25 octobre 19681 :

"Mauregny-en-Haye

à Monsieur le Maire de Mauregny (France)

Un des premier jours du mois d'octobre 1918, à la tombée de la nuit, j'arrivai dans les environs de Mauregny avec mon bataillon qui faisait partie du 19e régiment d'Infanterie du IIe corps d'armée italien ; on provenait du chemin des Dames conquis dans la matinée.

Pendant que l'on faisait halte en attendant de reprendre la marche, je vis venir à ma rencontre un bourgeois qui courait et criait :

"les Boches sont partis, les Boches sont partis !"

Je repris le mouvement et avec mon Bataillon j'entrai dans le pays où la foule nous réserva un accueil enthousiaste et touchant.

Au centre du pays, un groupe de personnes s'approcha de moi et le Maire, après des paroles de reconnaissance, m'offrit un drapeau français sur lequel les femmes , dans le silence de l'attente, avaient brodé ces mots : "Vive l'armée française et la délivrance!" Tout de suite après, une dame m'offrit un joli bouquet.

Je repris ensuite avec mes soldats la marche vers la gare de Festieux2, mon but, où j'arrivai la nuit.

Dans le cinquantième anniversaire de cet heureux épisode, que je n'ai jamais oublié, c'est avec le plus grand plaisir que j'envoie à Vous, Monsieur le Maire, et à tous les habitants de Mauregny mes salutations les plus cordiales et reconnaissantes.

Signature

Ci-devant capitaine commandant le IIe Bataillon du 19e régiment d'Infanterie et à présent général en retraite.

29100 Piaceuza (Italia)

Piazzale Torino 22.

Le journal L'Union publie dans son édition du 19 novembre 19683 une lettre envoyée par le Maire de Sissonne, Monsieur Horemans qui apporte d'autres précisions :

"Madame Madeleine Caude Huart, âgé de Vingt ans à l'époque, se souvient très bien de ce moment inoubliable et remercie le général Ugo Fermi d'avoir pensé cinquante ans après à la jeune fille qui lui avait offert un drapeau français".

Et selon les souvenirs transmis par Huguette Boitelle, ce serait une Madame Duchesne, de Sissonne, qui aurait offert le bouquet de fleurs (il y a 17 Duchesne parmi les gens rassemblés à Mauregny).

Pendant ce temps, sur le flanc droit (côté Est) du corps d'armée Italien se déplace la 52e division d'Infanterie française.

Une circulaire de l'Etat-major de cette division marquée : "SECRET" du 12 octobre 1918 à 17 h00 indique4 :

à 17 h00, les R.I. à notre droite ont atteint Corbeny... la cavalerie est passée. Elle a atteint Aizelles et Goudelancourt-les-Berrieux sans rencontrer aucune résistance ennemie.

 les pancartes laissées par les Allemands annoncent que les habitants sont rassemblés à Mauregny-en-Haye, ce qui permet de supposer qu'il a fait complètement le vide".

Une note manuscrite datée du 13 octobre 1918 suit cette circulaire 5:

 18 h 45 Général et la 52e DI à ID 52 :

- un officier de liaison de la brigade de droite de la 8e D.I.I (NDLR : Division d'Infanterie Italienne) (Brigade Garibaldi) rapporte que les éléments en tête doivent pousser en fin de journée jusqu'à Montaigu.

- d'autre part, un autre officier de l'Etat major a trouvé les éléments de tête sur la route Bôve et Arrancy à 1 km Nord de Sainte-Croix.

- les officiers disaient qu'ils passaient la nuit sur place.

- la brigade de gauche à son Etat major à Festieux".

Mais l'histoire ne s'arrête pas à Mauregny. Reprenons donc le récit du colonel Caracciolo 6:

" A Veslud, le Commandement de la 3ème Division trouva le drapeau d’un Commandement de Division allemande déchiré en morceaux, sur la porte du cimetière un écriteau aux caractères énormes « La 50ème Division Allemande à ses héros! »

Le soir notre avant-garde, surmontant une petite résistance, rejoignit la ligne de chemin de fer Laon-Reims.

Déjà dans l’après-midi, le Commandement du Corps d’Armée conscient de l’importance du « débouché de Sissonne », avait ordonné à la 8ème Division de pousser au plus vite et d’occuper cette ville. Plus tard, il renouvela l’ordre pour que dans la matinée du 14 au moins une brigade occupât les entrées Nord-Est de Sissonne : en cas de résistance, il ordonna d’attaquer à fond et de pousser l’exploration de la Cavalerie sur le front de Lappion - Boncourt.

A la 3ème Division, il prescrivit d’avancer à cheval par la route Coucy - Sissonne, jusqu’à la hauteur de Marchais et d’appuyer si nécessaire, la 8ème Division avec de l’Artillerie.

Lui-même se joignit le matin du 14 à la 8ème Division pour donner l’impulsion à l’avancée vers et au-delà de Sissonne.

Un grand obstacle était sur le terrain, à peine au Nord de Sissonne il y a un labyrinthe de canaux et de marais, traversés de quelques petites routes champêtres, en grande partie obstruée, et rendues plus difficiles par la pluie permanente. Notons particulièrement le « Canal d’assèchement » qui forme presqu’un fossé devant le front allemand. Unique débouché possible : la zone habitée de Sissonne - «  Les chaussées coupées par les entonnoirs d’obus, complètement défoncées, ne sont guère utilisables, la pluie ajoute encore à leur impraticabilité...  (Rev. milit. franç., pag. 175) ».

Tout le corps d'armée devait passer par cet étroit couloir.

C'est précisément en connaissant la difficulté offerte par l'étroit passage qui faisait face aux opérations défensives de l'ennemi, que le général Albricci avait insisté sur la rapide occupation de la zone habitée et pour déboucher au-delà dans l'espérance de devancer l'ennemi.

En efet la 8e Division pousse la brigade Brescia sur Sissonne, la faisant précéder du groupe d'escadron Lodi qui malheureusement battu par le feu de l'artillerie ennemie arriva vers la IIe, bientôt rejoint par quelques groupes français de la 6e Division arrivant par la plaine de l'Est..

Mais au-delà de Sissonne, il ne fut plus possible d'avancer, la résistance allemande sur la Hunding Stellung imposa un temps d'arrêt à toute la 10e armée".

1 Voir annexe II - Documentation

2 Il doit s'agir de Coucy-lès-Eppes

3 Voir annexe II - Documentation

4 Service Historique des Armés de Terre - Château de Vincennes - Paris

5 Service Historique des Armés de Terre - Château de Vincennes - Paris

6 Les Truppe Italiane in Francia - Milano - 1923 - pages 171 à 173, traduites par nos soins