Découverte à Montaigu

 

NOTE SUR UN OBJET TRAVAILLÉ DE MAIN D'HOMME TROUVÉ DANS LES LIGNITÉS DU LAONNOIS

 

Tout le monde a entendu parler de M. Boucher de Perthes et de ses découvertes intéressantes' On sait que ce savant a recueilli à une grande profondeur sous.le sol, dans les environs d'Amiens et d'Abbeville, un nombre considérable d'instruments en silex façonnés de main d'homme, auxquels étaient associés des débris de grands carnassiers et herbivores d'espèces perdues ou n'habitant plus aujourd'hui que les contrées méridionales. On sait encore que, s'autorisant de ces découvertes, qui furent. d'abord vivement contestées, mais dont les observations de plusieurs savants français et étrangers ont pleinement depuis, confirmé l'exactitude, M. de Perthes a cru pouvoir annoncer que l'homme a été le.contemporain de ces mêmes animaux, et que par conséquent son.apparition sur le globe remonte' à une époque beaucoup plus ancienne qu'on ne le soupçonnait généralement..

Je ne rappellerai pas ici que, bien ayant M. Boucler, de.Perthes, différents savants, s'appuyant sur des observations d'un autre ordre mais non moins sûres que les siennes, avaient depuis longtemps proclamé l'antiquité de la race humaine (1). Les découvertes de l'honorable président de la Société d'émulation d'Abbeville vinrent donc simplement fournir, en faveur de cette opinion, une preuve nouvelle, mais cette fois irréfutable, puisque recueillir des produits de l'industrie humaine dans des couchés meubles profondes, c'est absolument la même chose que d'y déterrer des ossements humains fossiles.

(1) Voyez à cet égard mon mémoire intitulé Du diluvium; Recherches sur les dépôts auxquels on doit donner ce nom et sur la cause qui les a produits. Paris, 1842. Roret, libraire.

Quant à l'âge de ces couches, il ne peut entrer dans ma pensée de le discuter ici. Je dirai seulement qu'une étude attentive des matériaux dont elles sont formées et des coquilles fossiles qu'elles recèlent ne me permet pas de les ranger, comme on l'a fait jusqu'à présent, dans le terrain de formation moderne auquel on donne généralement, sans d'ailleurs le.définir avec précision, le nom de diluvium. Mes observations me portent au contraire à les considérer comme des dépôts lacustres appartenant à l'époque géologique qui a immédiatement précédé là formation du terrain diluvien.

Il me parait également superflu d'examiner si, d'une part, les grevières de la Somme renferment réellement des silex taillés, et si, de l'autre, ces silex ont été véritablement travaillés par l'homme pour être employés à des usages journaliers. Ces deux questions longtemps débattues sont, je crois, aujourd'hui résolues, et elles ne forment plus l'objet d'un doute, surtout pour les personnes qui, comme moi, ont pu vérifier les faits sur place et ont été assez heureuses pour détacher elles-mêmes du sol de ces silex ouvrés. Tous les points précédents étant donc bien établis, il me parait permis d'en déduire les conséquences suivantes l'homme serait bien réellement contemporain des grands carnassiers et herbivores dont on trouve les ossements enfouis dans les terrains de transport anciens de la Somme, puisque les produits de son industrie s'y montrent associés à ces mêmes ossements; ces terrains sont eux-mêmes différents du diluvium tant par les matériaux dont ils sont fôrmés, que par les fossiles qu'ils renferment, et leur âge est plus ancien, puisque celui-ci les recouvre partout ce qui revient à dire qu'ils appartiennent au dernier âge géologique, à celui qui a immédiatement précédé l'ère actuelle, étant admis que le diluvium marque la fin des temps géologiques et le commencement de l'époque historique moderne. Une dernière conséquence à tirer des observations précédentes, et ce n'est pas la moins inattendue, c'est qu'il y aurait eu deux âges dé pierre: le premier, anté-historique, correspondrait à l'époque.de la formation des terrains lacustres de la Somme, et serait caractérisé par des instruments grossiers uniquement en silex taillés et jamais polis; le second, post-historique, remonterait aux premiers temps de notre ère, et serait à son tour caractérisé par des produits plus finis et de nature plus variée, annonçant un art plus avancé et des relations établies entre les différentes peuplades qui habitaient alors la Gaule.

Je me contenterai de poser ici ces prémisses, réservant pour un travail subséquent la discussion qui peut seule établir l'exactitude de ces conclusions. Ce que je veux aujourd'hui, c'est de montrer que le champ des découvertes relatives à l'antiquité de la race humaine est à peine ouvert, et que cette question, déjà si grande par le peu que l'on sait, semble être appelée à s'agrandir encore par suite de découvertes du genre de celle dont je vais rapporter les détails. Il s'agit d'un objet incontestablement façonné par une main humaine, lequel a été trouvé dernièrement mètres de profondeur sous le sol, dans une couche parfaitement vierge, constituée par des lignites ou cendres noires, dont l'âge géologique remonte comme on sait, aux premiers temps de la formation du bassin de Paris.

Ce n'est pas que des objets de provenance moderne n'aient été recueillis dans ces mêmes couches, et je citerai en particulier une hache en silex qui fut trouvée, il y a quarante ans, à 25 pieds sous terre, au milieu même des lignites exploités près du village de Liez, canton de la Fère, département de l'Aisne (1). Mais ces faits, d'ailleurs fort rares, peuvent en général s'expliquer par des causes accidentelles d'enfouissement, les lignites du Laonnois et du Soissonnais reposant d'ordinaire à la surface du sol, ou n'étant recouverts que par quelques dépôts étrangers sans épaisseur.

Il n'en est pas de même de la cendrière de Montaigu, près de Laon, d'où provient l'objet en question. Les conditions exceptionnelles de gisement où se trouve cette dernière donnent précisément à cette trouvaille un intérêt particulier et une valeur peut-être considérable; il est donc nécessaire d'en présenter ici une description quelque peu détaillée et d'en faire connaître le mode d'exploitation.

Les lignites exploités pour les besoins de l'agriculture près du village de Montaigu, à quatre lieues au nord-est de Laon, occupent le pied d'une colline tertiaire constituée à la base par des argiles dans lesquelles ces lignites sont intercalés, au centre par de puissantes masses de sables renfermant quelques lits coquilliers, et au sommet par de nouvelles argiles que surmontent les bancs épais d'une roche dure ou calcaire grossier des géologues, laquelle forme le couronnement de la colline.

 

Le banc de cendres est exploité au moyen de galeries souterrainesqui s'étendent dans différentes directions sous la colline. La principale d'entre elles s'enfonce au centre même de cette colline jusqu'à une distance considérable, puisque l'extrémité n'en. est pas à moins de 600 mètres du point où.elle s'ouvre sur la vallée.

(1) Voyez ma Notice sur les silex taillés des départements de la Somme et de l'Aisne. 1861, p. 15. Dumoulin, libraire.

Ce banc a environ 2 mètres 30 cent. d'épaisseur, et il est recouvert par un autre banc formé d'argile marneuse et sableuse, toute' pétrie de coquilles fossiles particulières à cet étage (cyrena cuneiformis, ostrœa bellovacina, etc.), lequel sert de toit ou plafond à la carrière. Ce toit est soutenu au moyen de pièces de bois posées debout et en travers au fur et à mesure que la galerie s'approfondit; la tête seule-de la galerie reste libre pour ne pas gêner les travaux d'extraction. Le banc de cendres, attaqué par le pied, s'éboule dans cet espace nommé. chambre, en se détachant nettement du toit dont il vient d1être parlé; et l'on charge ces cendres dans de petits vagons portés sur des rails. en fer. Ces wagons sont à leur tour poussés par des hommes au dehors de la carrière, où la cendre est déchargée et mise. En tas pour opérer: sa combustion avant d'être livrée à l'agriculture.

Dans le. courant du mois d'août dernier (1861), les ouvriers occupés au,fond de la galerie principale, en faisant.tomber un bloc de cendres, virent avec surprise:un.objet s'en détacher et rouler à quelque.distance. Frappés de cet incident, qui ne s'était jamais produit, ils s'empressèrent de chercher cet objet et ramassèrent une boule en pierre de moyenne dimension Mais leur étonnement redoubla quand, l'examinant avec.plus d'attention, ils crurent reconnaître que cette boule avait été faite de main d'homme. Ils cherchèrent alors à se rendre mieux compte,du gisement qu'elle avait occupé, et ils purent constater qu'elle ne sortait pas de l'intérieur de la cendre, mais qu'elle était placée à son point de contact avec le plafond de la carrière, où elle avait en effet laissé son empreinte en creux. Mieux avisés que tant d'autres ouvriers qui font journellement de semblables découvertes, mais n'en disent rien à personne, ceux de Montaigu s'empressèrent de porter l'objet trouvé par eux à M. le docteur Lejeune, propriétaire de la cendrière et dont l'habitation s'élève à une faible distance.

Il ne pouvait tomber en de meilleures mains. A la première vue, M. Lejeune reconnut que cette boule était bien le produit d'un travail humain, et il s'empressa à son tour de .me l'adresser en l'accompagnant de détails sur les circonstances de sa découverte,.dont aucun autre exemple n'est resté,.comme je l'ai dit, dans la mémoire de ses ouvriers (1).

Je dois me hâter d'ajouter qu'il faut éloigner tout soupçon de supercherie. Les ouvriers qui ont trouvé la boule en question n'ont jamais entendu parler ni de M. Boucher de Perthes et de ses découvertes, ni des hautes questions d’archéologie que soulève la présence des silex taillés dans le sein de.la terre. La boule des cendrières de Montaigu porte d'ailleurs avec elle le cachet.de son antiquité. Il est facile de s'assurer, en l'examinant avec attention, que s'il est permis de douter encore que son enfouissement remonte au temps même où s'est formée la couche où elle était enfouie, on ne saurait toutefois méconnaître que cet enfouissement est ancien et qu'il remonte à une époque fort éloignée de nous.

Le diamètre de cette, boule est de 6 centimètres, et elle pèse 310 grammes ou environ 10 onces. Elle est en craie blanche, et sous ce rapport, elle se distingue des boulets en pierre dont l'artillerie fit usage au quinzième et au seizième siècle. Ceux-ci sont constamment en grès ou en autre roche dure .et pesante; je n'en ai jamais vu en craie. Sa forme est imparfaitement sphérique. et ,sa cassure inégale; elle semble avoir été façonnée avec un instrument contondant plutôt que coupant, d'où l'on pourrait supposer que celui qui l'a .travaillée ne disposait que d'instruments grossiers et insuffisants. Trois grands éclats à angles vifs placés l'un près de l'autre semblent annoncer aussi qu'elle est restée pendant la durée du travail attachée au bloc de pierre dont on l'a tirée, et qu'elle en a été séparée seulement, après ce travail terminé, par un coup sec auquel est dû ce genre de cassure.

Les ouvriers ont déclaré, je l'ai dit, que cette boule, avant de tomber à terre, était placée entre le banc de cendres et le banc coquillier qui le recouvre. Son examen confirme de tous points cette déclaration. Elle est en effet pénétrée, sur les quatre cinquièmes de sa hauteur, par une couleur noire bitumineuse qui se fond vers le haut en un cercle jaunâtre, et qui est évidemment due au contact du (1) Cependant, bien avant cette découverte, les ouvriers de la même cendrière m'avaient affirmé y avoir plusieurs fois trouvé des morceaux de bois changés en pierre (le bois qui accompagne les lignites est presque toujours, comme on sait, transformé en silex) portant des marques d'un travail humain. Je regrette vivement aujourd'hui de n'avoir pas demandé à les voir, ne croyant pas alors à la possibilité de ce fait.

.lignite dans .lequel elle est restée longtemps plongée. La partie 'supérieure, qui se trouvait engagée dans le banc coquillier, a. au contraire conservé sa couleur naturelle d'un blanc mat, qui est celle de la craie. (Voyez même planche, figure 2.) J'ajouterai. que cette dernière partie fait une vive effervescence avec les acides (effet particulier aux carbonates de chaux), tandis que le reste de la surface, qui est enduit de la matière bitumineuse en question, demeure à peu près insensible à l'action de ces mêmes acides.

Quant au terrain où elle a été trouvée, je crois pouvoir affirmer qu'il était parfaitement vierge et ne présentait aucune trace d'exploitation ancienne. Le toit de la carrière était également intact en cet endroit, et l'on n'y voyait ni fissure, ni aucune autre cavité par où l'on aurait pu supposer que cette boule serait descendue d'en haut, en traversant. toute la série des couches qui la séparaient de la surface du plateau.

De tout ce qui précède, il ressort donc au moins un fait certain c'est qu'un objet, une boule en craie blanche façonnée de main d'homme a été trouvée dans le banc de cendres noires du Laonnois, à une profondeur si considérable sous le sol et dans des conditions de gisement telles, qu'il semble impossible de comprendre comment et par quel moyen elle aurait pu s'y introduire dans les temps modernes. Je suis certainement de ceux qui pensent que la science n'a pas dit son dernier mot. Mais d'un fait, d'ailleurs bien établi, je ne prétends pas tirer cette conclusion extrême que l'homme doit être contemporain des lignites du bassin de Paris, attendu qu'un objet travaillé par lui a été recueilli dans ce terrain. Mon seul but, en écrivant cette notice, a été de faire connaître une découverte assurément aussi curieuse qu'étrange, quelle que soit d'ailleurs sa portée, sans prétendre en aucune façon l'expliquer. Je me contente de la livrer à la science, et j'attendrai, pour me former une opinion à son égard, que de nouvelles découvertes, en se produisant quelque part, me fournissent les moyens d'apprécier la valeur de celle de Montaigu.

MELLEVILLE

Vice-président de la Société académique de Laon.

Source : Revue archéologique1862

 Boule