Evolutions

 

Des cendres au sulfate de fer en agriculture


  C'est vers 1850-1860, que l'usage agricole des cendres commence à régresser. Une enquête agricole de 186727 signale encore l'emploi des cendres comme «amendement», non seulement dans l'Aisne, mais aussi dans le Nord et le Pas-de-Calais. On trouve des publicités pour l'usage agricole des cendres noires jusqu'à la fin du XIXe siècle (Mailly, Urcel, Chailvet, Mauregny-en-Haye). En 189628, Gaillot directeur de la Station agronomique de l'Aisne, publie un long article sur les engrais. Il ne parle pas de cendres noires, mais de guano, nitrates, superphosphates, sables phosphatés, etc. La Géographie de l'Aisne de Mascres, publiée vers 1900, mentionne encore Mauregny-en-Haye et Montaigu pour l'usage agricole. L'édition de cette géographie antérieure à 1914 ne mentionne plus que l'utilisation chimique à Chailvet. Mais l'usage des cendres noires continue jusqu'à nos jours sur les vignes de la Montagne de Reims (cendrière de Mailly-Champagne). M. Guérin29 justifie ainsi cette utilisation : «lutte contre la chlorose, action fertilisante du souffre, amélioration de la structure et de la texture des sols». Cela rejoint les constatations les plus anciennes, et notamment celles de la Société de géographie de l'Aisne en 189730.

Comme on le verra au chapitre suivant, les lignites pyriteux ont servi de minerai pour produire du sulfate de fer à usage industriel. L'abandon progressif de l'usage des cendres noires en agriculture coïncide avec le développement de la connaissance du rôle du fer dans la végétation ; tout naturellement s'est alors posée la question du sulfate de fer en agriculture, en complément des éléments minéraux reconnus indispensables et contenus dans les nouveaux engrais (azote, potassium, phosphore). C'est vers 1850, en effet, qu'Eusèbe Gris a montré l'utilité du sulfate de fer en horticulture sur la base d'essais comparatifs. Nous avons déjà vu le passage de l'utilisation des cendres à celui du sulfate de fer pour la décomposition des fumiers et la fabrication des composts dès 1858. C'est vers 1880-1885, que le rôle du sulfate se précise et que son utilisation en agriculture se généralise. Les producteurs de sulfate de fer sont évidemment intéressés par ce nouvel usage. Ardents propagandistes des expériences réalisées, ils expérimentent eux-mêmes. Vers 1890, apparaissent les premiers dépliants publicitaires de l'usine d'Urcel pour le sulfate de fer : il améliore les prairies, détruit les mousses et la cuscute, il préserve les céréales de la rouille, il agit sur les vignes, les betteraves, les pommes de terre et les arbres fruitiers (badigeon sur les écorces). Enfin, il est recommandé sur les fumiers. L'usine d'Urcel est alors devenue une manufacture d'engrais chimique. Elle vend des engrais composés dits «des maraîchers, des fleuristes et des pépiniéristes».

Après 1890, elle a retiré de son papier à en-tête la vente des cendres noires. Marguerite Delacharlonny, directeur de cette usine, publie un article important sur «le rôle du fer dans la végétation» dans le Journal d'agriculture pratique qui devait être tiré à part. Après avoir rappelé que «c'est comme un amendement ferreux qu'on doit classer les cendres noires», il décrit longuement les expériences de Griffiths en 1883. Il précise les quantités de fer nécessaires aux plantes et au sol et les conditions d'assimilation du fer. Il conclut à la nécessité d'apporter du fer dans les engrais, et parle encore un peu des cendres noires. Fischer, directeur de l'usine de Chailvet, publie lui aussi de longs articles dans la Tribune de l'Aisne en 18 9 2 32. Décrivant les expériences faites à Montreuil-sous-Laon et à Chaillevois, il étudie le rôle du sulfate de fer et des cendres noires dans la chimie du sol. Il continue encore en 1909 à vendre des «cendres noires pyriteuses vierges ou lessivées» affirmant que les cendres «lessivées» contiennent encore du sulfate de fer. Mais ces cendres ne se vendent plus et leur accumulation constitue l'un des restes les plus spectaculaires de cette industrie : deux grands tas qui commencent seulement à se boiser, le long de la route Urcel-Chailvet.

Il n'y a pas suffisamment de chiffres pour suivre la production des cendres, et particulièrement pour leur usage agricole. De plus, les chiffres sont donnés soit en unités de volume, soit en poids. Voici quelques éléments afin de donner une idée de cette production : en 1761, on a chargé 1 200 voitures à Suzy, essentiellement pour la Thiérache (4 chevaux tirent 8 sacs de 400 livres). En 1833, d'Archiac chiffre la production du département à 800 000 hectolitres, en 1835 à 680 000 quintaux-métriques, en 1840 à 307 000 quintaux-métriques pour la chimie (donc on peut penser que la moitié de la production est consommée pour l'usage agricole). La cendrière de Bourg-et-Comin produit 6 000 à 7 000 hectolitres de 184733 à 1890, celle de Ly-Fontaine produit 35 000 hectolitres en 185734. Delacharlonny note qu'une surface d'un hectare peut fournir 18 000 mètres cubes de cendres. Selon Fischer vers 1850, on chargeait annuellement plusieurs centaines de bateaux sur les rivières Aisne et Oise, «sans compter ce qui était consommé aux abords des cendrières32». Enfin un bordereau de l'usine d'Urcel indique, qu'en mars 1893, on a vendu 245 tonnes de sulfate de fer à usage agricole sur une vente totale de 277 tonnes, le mois de mars étant le mois de vente maximale35.

27. Enquête agricole, bibl. mun. Soissons, fonds Périn n° 546, p. 7.

28. Tribune de l'Aisne, 20 février 1890.

29. Mémoires de la société d'agriculture, commerce, sciences et arts du département de l'Aisne, t. Cil, 1987.

30. «Le vignoble champenois», Bulletin de la société de géographie de l'Aisne, 1897, p. 923.

31. P. Marguerite Delacharlonny, «Le fer dans la végétation», Journal d'agriculture pratique, 1890

32. Tribune de l'Aisne, 20 janvier 1892.

33. Badin, Les communes du département de l'Aisne. 1847, p. 170-171 ; Penit, Géographie de l'Aisne, 1890, p. 8.

34. Almanach historique de l'Aisne, 1857, bibl. mun. Soissons, fonds Périn.

35. Archives Delacharlonny, musée de Laon.